Merci à cette rédactrice de Slates.fr pour avoir aussi bien décrit les pensée d'une bonne majorité de femmes étrangères vivant en Inde!
Inde: le sexe comme champ de bataille
Publié le 05/01/2013
Le viol et la mort d'une étudiante indienne viennent s'ajouter aux exemples du problème fondamental et viscéral de l'Inde: le rapport au corps de l’autre et à l’intimité.
- Photo par Chouyo -
On te dira peut-être que le cricket est le sport national de l’Inde…
Aujourd’hui, le viol d’une étudiante indienne et son décès font couler de l’encre. Et je suis consternée par ce que je lis et vois: si l’on exclut d’office les articles et reportages se complaisant dans la description du fait divers et de témoignages corroborant l’idée de «l’Inde, pays du viol», ceux qui tentent d’aller plus loin restent au ras des pâquerettes.
Soit parce qu’ils se contentent de lier frustration et sex ratio déséquilibré, soit parce qu’ils jouent l’explication culturelle inepte (et je pèse mes mots) de la pudibonderie victorienne laissée par les Britanniques, soit parce qu’ils se contentent de traduire les articles d’intellectuels et experts indiens qui eux, surtout eux, n’iront jamais gratter le problème de fond. Ils n’y ont aucun intérêt.
Parce que le linge sale, ça se lave en famille. Surtout les slips.
Il suffit juste de vivre en Inde pourtant. De lire les journaux, d’écouter les gens parler, de les observer se regarder, se toucher, se vêtir. De lire une abondante littérature et des rapports émanant des institutions indiennes elles-mêmes. Et d’être terrifié. En 2007, 53% des enfants indiens interrogés dans ce rapport avaient subi des abus sexuels…
Le cricket, toujours sport national?
Alors voici peut-être un des sujets qui me tient le plus à cœur à propos de l’Inde, qui me remue et m’exaspère à la fois. Le rapport au corps et au sexe, l’effarante dépossession de soi quand on vit dans ce pays, sa désensualisation extrême, l’indigence sexuelle d’un pays qui brandit le Kâmasûtra comme un de ses chefs-d’œuvre.
Alors les médias occidentaux de s’engouffrer avec fracas dans la perspective qui-vend-bien: par manque de temps et d’intérêt pour l’Inde, ils font de ce viol l’exemple-type du triste état de la condition de la femme dans ce pays et les manifestations sont la preuve qu’un graaaaaaaand mouvement de fond est en train de secouer la société indienne. Comment dire… Mouahah. Et c’est un rire triste. Malheureusement.
Cette idée qu’une quelconque manifestation en Inde pourrait changer ce pays prouve que rien n’a été compris. Je l’avais souligné en août 2011: nos médias se rengorgeaient de Anna Hazare et d’un possible Printemps indien (on l’attend toujours d’ailleurs), faisant par là preuve d’une méconnaissance absolue des mécanismes politiques de ce pays et surtout de l’apathie extraordinaire de sa population.
Car 5.000 personnes qui manifestent en Inde, ce n’est rien. Même 50.000 personnes qui manifestent en Inde, ce n’est rien. Dans un pays d’1,2 milliard d’habitant où 70% de la population est rurale, engoncée dans des relations sociales, politiques, médicales et familiales empreintes de religion et de superstition, dans un pays dépolitisé au possible (et notamment son élite!) où le grille-pain offert par tel parti est la seule motivation pour aller voter, à moins que ce ne soit le biryani promis par la municipalité, la très grande majorité des Indiens n’est en rien concernée par ce qui touche la nation. Si ce n’est le cricket. Alors… un mouvement qui rassemble un nombre ridicule de participants… dans quelques rares villes… sur un thème qui touche aux femmes… sur un thème qui touche au sexe…?
Cela n’aura malheureusement aucune répercussion de fond sur l’Inde.
Alors quoi?
Et les journaux m’ont appris qu’un phallus était avant tout en Inde un instrument de douleur plutôt qu’un instrument de plaisir. Shiva, le phallus sur lequel repose le monde indien, n’est dressé que pour détruire.
J’ai le souvenir d’un corps une nuit dans une rue de Bombay. Deux policiers discutent, le corps gît sur la route à quelques mètres. Un jeune homme, chemise bordeaux, face contre terre en un angle bizarre. Le pantalon aux genoux. Fesses à l’air. Passage à tabac, viol, jeté d’une voiture. Le regard ne peut se détourner, ne peut ignorer, à la fois la mort et la nudité de la partie inférieure du corps.
J’ai cherché dans les journaux le lendemain, le surlendemain, aucune mention. Et pourtant, les faits divers quotidiens de l’Inde, par centaines, te permettent d’échafauder toutes les hypothèses… au mauvais endroit au mauvais moment, règlement de compte, mafias, voisins, amis, famille, policiers… Ce jeune homme n’est qu’un des milliers de cas. Un des millions de cas de viols, d’abus, comme tu en lis tous les jours dans les journaux.
Des femmes, des adolescents, des enfants, des bébés. Il n’est pas besoin d’aller à la page des chiens écrasés ou des intouchables humiliés pour trouver ça: la première page suffit. Les encarts se succèdent, chaque jour. On a retrouvé Surya, 2 ans, violentée par son cousin. Ramesh, 12 ans, a décidé de porter plainte contre son employeur. La maid d’un couple de tel quartier huppé a volé ses patrons en représailles des attouchements que l’obligeaient à subir le père et le fils de la famille depuis des années, ainsi qu’à sa soeur.
Alors non: c’est une erreur de se cantonner «seulement» au viol de cette jeune femme. C’est une erreur de croire qu’on a là à faire à des violeurs pathologiques, aisément distincts des autres, et que seules les femmes sont victimes.
J’ai souvent raconté les frottements volontaires, les attouchements dans les rues, les gestes d’agression dans les moyens de transports, les rues, les magasins mêmes!, ou les téléphones portables brandis pour photographier une entrejambe, des fesses, des seins… même quand la femme porte tunique large et pantalon ample.
Quand des photos volées de bretelles de soutien-gorge paraissent sur des sites pornos, quand les jeunes femmes ont peur de prendre des taxis ou des rickshaws le soir, quand des hommes d’un certain rang social caressent tes pieds dans l’avion, il faut se poser de réelles questions non plus sur des cas pathologiques mais sur une culture entière.
L’Inde est un pays où l’intime n’a pas sa place, c’est un lieu de violence et de ricanements. La très grande majorité des gens défèquent et pissent dans les rues et les bas-côtés au vu et au su de tous. L'Inde est un pays où cette même population voit parents et enfants partager le même lit, les grands-parents à quelques mètres, où une majorité de femmes (80% dans les bidonvilles) ont des infections urinaires permanentes, où l’on baise habillés, où baiser c’est procréer avant tout?
Lire chaque jour l’encart Sexologie des journaux indiens est une descente aux enfers. Ecouter les jeunes hommes et femmes des classes moyennes ricaner à 25 ans au mot «pénis», être stupéfait que des hommes d’affaires aisés s’esclaffent en parlant de sexe de manière réellement sale (et pourtant je ne suis pas bégueule), se voir proposer des dizaines et des dizaines de fois des rapports sexuels dès la troisième question…
L’interdit et la culpabilité sont les maîtres-mots. On vendra les héroïnes pulpeuses sans oser prononcer tout bas le mot «sexe» et les femmes enceintes sont cachées. Pureté et honneur sont quasi divinisés, aux dépens de toute autre notion, et notamment la compassion et la solidarité. Car au fond celui ou celle qui a été violé(e) l’a un peu cherché, et si c’est un enfant, un adolescent… il a de toute manière été sali et rien ne pourra racheter sa pureté.
Souvenez-vous de Rama, le roi par excellence de l’Inde, l’avatar de Vishnu : les hindous célèbrent son retour triomphal lors de Diwali et d’aucuns se plaisent en Occident à le célébrer aussi mais pleurent sur la condition féminine en Inde… C’est ce même Rama qui, parvenant à ramener sa femme enlevée par Ravana, la répudie au final ! Car malgré les protestation de Sitâ, il ne peut être totalement sûre qu’elle est… pure. Elle a été enlevée, regardée, désirée par le monstre? Elle l’a un peu cherché au fond. Alors salie ou non, elle est de toute manière paria. Et je n’utilise pas ce terme sans raison.
Alors le sexe, frustré, est vécu hors de tout cadre qui permettrait de l’apprivoiser sans culpabilité (masturbation, érotisme, pornographie –interdits sur le territoire indien–, sexualité hors mariage, homosexualité etc.) ce qui fait du sexe une exigence permanente. Une guerre. Et le trophée est à saisir n’importe quand, n’importe comment, une photo volée ou une main baladeuse, ce sera toujours ça de pris.
La toile porno amateur indienne est un gouffre d’Occidentales à moitié nues sur les plages goanaises et de matrones en sari transparents. Si l’on se livre à un calcul, terrible… en 2007 53% des enfants indiens ont subi des abus sexuels? Alors gageons qu’il y ait eu des progrès sur les 20 années précédentes… donc la génération de 1980 aurait subi 60% d’abus? et celle de 1970, 75%? Alors tout un chacun en Inde a subi de près ou de loin un abus, en a été témoin et fait perdurer une conception de la sexualité soit tronquée, soit craintive, soit frustrée, soit violente.
Ce que rapportent les journaux chaque jour n’est que la pointe émergée de l’iceberg. Et le viol des femmes n’est malheureusement qu’une partie infime du problème du sexe en Inde. C’est l’intégrité de son corps et du corps de l’autre qui est le problème fondamental, et les enfants, adolescents, femmes et hommes doivent lutter pour la préserver.
Alors, une jeune femme meurt à la suite d’un viol collectif particulièrement barbare. And so what ? Pour paraphraser Lampedusa, tout changera en Inde pour que surtout rien ne change.
On glosera sur les responsabilités (société brahmanique, religion hindoue, zénanas moghols ou pudibonderie britannique) alors qu’elles n’importent plus. Il arrive un moment où il faut se regarder en face, et quand il s’agit d’une évolution culturelle majeure seul un gouvernement volontaire peut l’imposer. Aujourd’hui, au lieu de mesurettes qui font ricaner (plus de femmes policiers? la publication des noms des violeurs? la peine de mort pour les violeurs?), la seule solution pérenne et évidente pour l’Inde est une éducation sexuelle obligatoire pour tous dès l’école primaire.
Oui: dès l’école primaire, je pèse mes mots. L’Inde a besoin de libérer la parole de ceux qui sont le plus à même de souffrir des abus et qui seront ceux qui craindront le plus de parler. Les enfants, les pauvres, les dalits (intouchables), les femmes. Parler de pénis, parler de vagin, parler de masturbation, rire, ricaner, découvrir, dédramatiser, comprendre qu’il y a du plaisir mais aussi des interdits notamment quand il y a obligation, pouvoir, chantage et secret.
Les médias occidentaux aujourd’hui, plutôt que d’aller chercher des témoignages tragiques et pathétiques, pourraient aller demander aux parents indiens comment ils parlent de sexe à leurs enfants. Comment beta, le fils chéri, le fils adoré, voit-il ses parents traiter Priya la maid et les autres femmes de service. Comment les parents vivent leur sexualité et comment ils prennent soin d’entourer de secret ou de ricanements bêtes tout ce qui a trait au sexe, renforçant par là frustration, fantasmes et craintes.
Le problème fondamental que soulève cette tragédie, qui n’est qu’une parmi des milliers, c’est celui de l’abus de la violence physique et symbolique quand il s’agit du corps d’autrui en Inde. De l’inceste, de l’abus sexuel, de droit de cuissage sur les domestiques, du viol dans les rues et du viol dans les chambres. De l’abus de pouvoir, de l’abus de puissance, sur ceux que l’on sait pouvoir écraser. Ce qui rejoint l’autre grande problématique de l’Inde.
Les gens y sont généralement doués pour donner de la voix et rouler des mécaniques. Pour s’offusquer quand les caméras sont là. Pour tripoter tes seins comme si de rien n’était dans un bus ou glisser la main entre tes cuisses dans une rue.
En revanche, pour parler en adulte de sexualité et faire cesser des comportements d’adolescents TRES attardés qui vont parfois jusqu’au crime ?
Là ils n’ont plus de couilles.
Chouyo
Note : le titre est une référence à la pièce de l’auteur roumain Matei Visniec, Du sexe de la femme comme champ de bataille.
Cette tribune est d'abord parue sur chouyosworld.
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